Redevenons les artistes de nos vies 2: Laputa

12/02/2020

Nous avons vu dans l'article précédent que la réalité est un rêve dont nous sommes les rêveurs et que nous avons construit un rêve collectif de souffrance, le Mitote, en perdant conscience de notre nature de rêveur. De ce rêve collectif, des interactions entre les individus et leurs rêves personnels, est né Laputa. Qu'est-ce que Laputa? Laputa est un nom tiré des Voyages de Gulliver de Jonathan Swift que j'ai choisi de réutiliser pour décrire notre société actuelle et son organisation, son système. Laputa ne désigne ni un gouvernement mondial, ni une organisation politique maléfique agissant en secret, théorie si chère aux complotistes. Pour autant, elle ne pourrait pas être réduite à la seule entité politique que l'on appelle Etat comme le faisaient les anarchistes occidentaux du début de l'époque contemporaine. Laputa est un système. On pourrait presque parler de système informatique tant l'aspect mécanique voire logico-mathématique est présent dans son fonctionnement.

1.L'apparition et l'explication du nom Laputa chez Swift

Pour comprendre ce qu'est Laputa, nous devons regarder le sens de ce nom chez Swift. C'est en 1721 qu'il écrit son roman satirique et philosophique Les Voyages de Gulliver. Celui-ci ne paraît qu'en 1735. Il raconte le voyage du capitaine Lemuel Gulliver dans quatre pays fictifs et extraordinaires: la cité des nains de Lilliput, la cité des géants de Brobdingnag, Laputa et le pays des Houyhnhnms (chevaux intelligents utilisant des humains pour esclaves). Laputa est une île volante, flottant au-dessus du pays des Balnibarbi grâce à un complexe système reposant sur une mystérieuse pierre magnétique. Elle renferme la noblesse de plus haut rang de la société.

Celle-ci se sert de ce système comme d'une arme pour menacer leurs sujets dans le cas où ils refuseraient de payer leurs impôts. L'île se déplace de ville en ville à travers le pays et dispose de plusieurs moyens de persuasion: jeter des pierres sur les maisons en dessous d'elle, assiéger une ville jusqu'à ce que les habitants meurent de faim, voire en cas d'urgence, faire tomber tout simplement l'île entière sur la tête des villageois (une surface en cristal géant protège les fonctions principales de la machinerie). Les habitants de l'île volante sont très particuliers : ils sont constamment plongés dans des réflexions au point de perdre toute perception de ce qui les entoure.

De fait, lorsque l'on désire leur parler, il faut que les sonneurs à leur service appelés les climenoles fassent retentir leur instrument pour les ramener à eux, ce qui arrive de nombreuses fois chaque jour. Ils sont obsédés par l'astronomie, les mathématiques, la physique, les sciences et passent leur journée à penser et repenser les choses, à émettre des conjectures et faire des calculs incessants. Lassé par le peu d'intérêt qu'ils lui portent, Gulliver se rend alors sur la terre ferme et découvre que les fonds des habitants de Balnibarbi ne servent qu'à alimenter les recherches de la science, générant une grande pauvreté du peuple.

Il découvre notamment l'académie de Lagado où les scientifiques perdent tout bon sens et testent des théories folles: recréer de la nourriture à partir de matière fécale, piéger les rayons du Soleil dans des concombres ou encore construire une machine générant des écrits aléatoirement. Ainsi, Gulliver découvre une société où un peuple ignorant de sa force et de sa vraie nature se soumet à un groupe de savants fous perdus dans des théories les faisant perdre tout contact avec la réalité et la vie. Swift dénonce dans cette métaphore la divinisation de la science au détriment de la raison. La situation dans notre société actuelle n'est pas si différente de celle de son époque. La population se soumet à des Etats, de grandes machineries plus ou moins complexes parfois agissant en réseau lorsque leurs intérêts se rejoignent.

Les gens qui vivent sur ces îles flottantes n'hésitent pas à assiéger, à redoubler de ruses et de violences pour maintenir le peuple sous contrôle et exploiter les ressources nécessaires à l'application des théories des savants-fous: la croissance économique infinie, le commerce de la guerre (fabrication et vente d'armes aux plus offrants), le consumérisme,... Les habitants de ces îles flottantes ont pour la plupart perdu tout contact avec la réalité, trop aveuglés par le profit, les richesses, le pouvoir illusoire dont ils ont été dotés. Ils ont leurs savants-fous, exerçant dans des lobbies et des laboratoires et élaborant des théories à appliquer, à tester, parfois au détriment de nombreuses vies.

En ce qui concerne les expériences folles de l'académie de Lagado, l'idée de transformer la matière fécale en nourriture n'est pas sans rappeler la transplantation de matière fécale d'un donneur sain à un patient malade pour rééquilibrer sa flore intestinale. De même, notons que la machine à produire des écrits aléatoirement n'était autre que l'ancêtre de l'ordinateur actuel. Swift était un visionnaire puisqu'il avait pressenti les innovations mais aussi les dérives actuelles.

2.Pas de gouvernement mondial mais un système kafkaïen

Ce système de Laputa n'a rien d'un gouvernement mondial, secret et organisé, comme veulent le dénoncer les complotistes. Ce système n'a rien de secret et n'a rien d'une organisation formelle comme un gouvernement. Il s'agit simplement d'un ensemble de corps qui agissent soit indépendamment soit en groupe selon si leurs intérêts convergent.

Il y a un livre qui décrit très bien ce fonctionnement: le Procès de Kafka. Kafka est un auteur allemand connu pour son ouvrage Le Procès, publié à titre posthume dans les années 1920. Le roman relate le parcours de Joseph K qui se réveille un matin, et pour une obscure raison, est arrêté et soumis aux rigueurs de la justice, accusé d'un crime qu'il ne connaît pas par des gens qu'il ne connaît et instances qu'il ne connaît pas plus. Dans un premier temps, K refuse son accusation parce qu'il se sait innocent et ne sait absolument pas de quoi on l'accuse. Cependant, au fil des évènements et des rencontres, il en vient à être convaincu de la réalité du procès et va tout faire pour se faire acquitter.

Il va alors passer par un nombre incroyable d'instances, de tribunaux, de bureaux administratifs, pour trouver le juge, des gens pour le défendre, connaître les chefs d'accusation et ses accusateurs. Il fera tout ceci en vain puisqu'il est au final exécuter comme un chien sur un terrain vague par deux hommes inconnus envoyés par des autorités inconnues elles-aussi. Laputa est de la même nature: il y a de nombreux corps qui ne communiquent pas toujours entre eux, et qui n'ont pas toujours de lien. Ces corps ne se connaissent pas toujours, et peuvent même se renvoyer la balle lorsqu'on les interroge sur des sujets gênants leurs intérêts, mais qui, vue de l'extérieur, dirigent les peuples et les affaires d'une façon structurée.

  Prenons l'exemple de la crise des subprimes de 2007 qui a été à l'origine, avec la crise bancaire et financière de l'automne 2018, de la crise économique de 2007-2008. Cette crise a touché le secteur des prêts hypothécaires à risques aux Etats-Unis. Les subprimes désignent des prêts immobiliers accordés à partir des années 2000 à des ménages américains ne remplissant pas les conditions pour souscrire un emprunt immobilier classique. Alors que les emprunteurs classiques sont dits prime, ces ménages plus modestes sont appelés subprime. Un nouveau mécanisme financier leur ouvre une porte pour obtenir un crédit: les emprunts qu'ils contractent sont gagés sur la valeur de leur bien immobilier, qui ne cesse de grimper.

Certains le sont même sur les plus-values latentes que ces ménages pouvaient espérer faire. Au début des années 2000, les investisseurs raffolent des titres financiers générés par l'assemblage de ces crédits hypothécaires(titrisations). Dans un contexte de taux très bas et de liquidité abondante, ils recherchaient les placements ayant le meilleur rendement. C'est ainsi que l'offre et la demande ont favorisé l'essor des subprimes qui représentaient 13% des prêts immobiliers en 2007 contre seulement 2, 4% en 1998. L'endettement des ménages américains a atteint ses limites après quelques années.Les prix de l'immobilier ont plafonné avant de s'effondrer en 2006, connaissant leur chute la plus forte depuis plus d'un siècle.

En parallèle, les taux directeurs remontaient au point que les facteurs qui faisaient le succès des subprimes ont favorisé leur chute. Le résultat est que nombrede ménages ne pouvaient plus payer leurs mensualités qui devaient augmenter avec le temps, d'autant plus que dans certains cas les taux en étaient variables. Il y a eu des saisis de biens immobiliers, entretenant la chute des prix immobiliers et nourrissant le cercle vicieux. Les banques ont, quant à elles, souffert de la dévalorisation des actifs adossés à ces prêts.

A l'été 2007, elles passaient chaque trimestre dans leurs comptes des dépréciations d'actifs et un climat de défiance s'est finalement instauré entre les banques du fait de la dissémination des subprimes via la titrisation: personne ne savait qui détenait quoi, alors les banques ont cessé de se faire confiance et de se prêter. C'est ceque nous avons appelé la crise de liquidités. D'après le FMI, la crise des subprimes a coûté aux banques près de 2200 milliards de dollars, sans compter les familles victimes de cette machinerie.

Les subprimes n'étaient pas seulement détenues par des établissements financiers américains mais aussi par des banques européennes dont BNP Paribas. C'est la raison pour laquelle la crise a affecté l'économie mondiale : pour restaurer leurs ratios de solvabilité, les banques ont restreint l'accès au crédit. Parce que les systèmes économiques sont interdépendants, comme tout dans l'Univers, tout cela a eu des répercussions sur l'économie réelle: les ménages ont dû réduire leur consommation et les entreprises ont eu plus de difficultés pour investir. Dans cette histoire, il n'y a jamais eu d'organisation ou de Big Brother.

Il y avait seulement des opportunistes faisant accepter à des gens qui ignoraient tout du système des crédits et des plans qui étaient voués à l'échec, un ensemble de banques et d'établissements financiers qui ne communiquaient pas entre eux et qui sont restés sourds aux avertissements de quelques personnes qui ont su traverser la raz de marée comme le docteur Michael J. Burry, fondateur du Scion Capital LLC. Ce dernier avait prédit et prévenu la crise en étudiant les valeurs de l'immobilier résidentiel. Le tout s'est produit sous les yeux des populations qui se sont trouvées impuissantes parce qu'elles ne connaissaient pas les lois et le fonctionnement du système.

3.Un système totalitaire: ingérence du système dans la sphère privé

Le caractère kafkaïen de Laputa n'est qu'un aspect de ce système. Un autre aspect de Laputa est sa nature totalitaire. Le totalitarisme est un des principaux système politiques avec la démocratie et l'autoritarisme. Etymologiquement, ce mot signifie: système tendant à la totalité. Le concept forgé durant l'entre-deux-guerres, se base sur le fait qu'il ne s'agit pas dans ce régime de contrôler l'activité des personnes, comme dans une dictature classique, mais aussi la sphère intime de la pensée. Dans un système totalitaire, l'Etat et les dirigeants imposent aux citoyens l'adhésion à une idéologie obligatoire, hors de laquelle ils sont considérés comme des ennemis de la communauté. Bien souvent, nous pensons aux régimes nazi, soviétique ou japonais des années 1940 lorsque nous parlons de totalitarisme et avançons comme principales caractéristiques l'existence d'un parti unique, n'admettant aucune opposition organisée et où l'Etat tend à confisquer la totalité des activités de la société.

Cependant, la définition du totalitarisme est large et ne se limite pas à cas aspects. Un système ou un régime est totalitaire à partir du moment où un système politique, en plus de contrôler les activités de la société, s'immisce dans la sphère intime ou privée des individus. Il n'est pas le fruit d'un simple parti unique mais le résultat d'un système au sens large, pouvant inclure différents Etats, différents pays. Jean-François Brient a écrit en 2009 De la servitude moderne aux éditions Les Temps Bouleversés. Ce livre a été réédité en 2016 et adapté en film en mai 2009 par Victor Leon Fuentes.

Il y décrit notre système politique actuel comme un immense totalitarisme marchand. L'expression est ici bien trouvée. Le totalitarisme n'est pas exercé de nos jours par un parti unique sinon celui du principe de marchandise réduisant l'être humain à un consommateur, un travailleur ou un serviteur.  Dans cet ouvrage, l'auteur ajoute cependant qu'il n'y a pas de maître sans esclave: l'être humain perdant peu à peu son humanité à force de servitude a choisi de demeurer esclave du système et c'est pour cette raison que des maîtres ont émergé du système. Ainsi, selon l'auteur, le changement ne peut pas venir d'en haut. Il ne peut venir que du changement intérieur de chaque individu.  Ce totalitarisme marchand qu'est Laputa use de nombreux moyens pour contrôler l'individu. Nul besoin de camps de concentration ou d'extermination de masse (même si cela existe encore).

L'école est un très bon moyen d'apprendre l'obéissance et la confiance envers les experts, les maîtres et les dogmes. Je parle ici de l'école comme institution et non des professeurs à qui on demande de résoudre un problème qui ne vient pas d'eux mais de la nature même de l'institution. Ces choses-là se font malgré eux et c'est là la raison des nombreux débats sur la réforme du système scolaire en France. A l'école, l'enfant apprend à ne pas laisser libre court à son enthousiasme naturel et à rester sur sa chaise, parfois en uniforme, à réciter l'hymne de son pays, et apprend par coeur un savoir transmis et dicter par des autorités que sont ses parents, le professeur et la société. L'école lui enseigne l'esprit de compétition avec les notes et les sélections aux examens, à se juger et se comparer aux autres. On lui inculque comment être un bon citoyen avec tous les codes que cela implique: hymne national, valeurs et idéologie. En France, nous recommençons à faire réciter la Marseillaise aux enfants dans les écoles et on enseigne l'importance du droit de vote à des adolescents de 12 ans, trop jeunes pour comprendre la nature du système dans lequel ils grandissent.

Dans l'optique totalitaire, l'opposition à l'idéologie officielle n'est pas acceptée. Ainsi, les personnes choisissant de faire l'instruction en famille, sans passer par l'école, s'exposent à une arrestation et la perte du droit de garde de leurs enfants en Allemagne ou à un contrôle social et pédagogique faite par la mairie et l'éducation nationale (l'école) une fois par an en France pour s'assurer que l'enfant reçoit une instruction dans les normes officielles.

La médecine est une autre arme de pointe. Laputa, comme tout système totalitaire, a une idéologie basée sur la Science, une nouvelle religion officielle. Celle-ci a été fabriquée de toute pièce par l'instrumentalisation des disciplines scientifiques qui, dans cette religion, tiendraient un discours univoque (ce qui n'est pas le cas en pratique). Ainsi, en enseignant à l'école les progrès et la supériorité de notre civilisation obtenue grâce à la Science, aux découvertes des savants et des experts, la médecine scientifique s'est vite imposée face aux médecines traditionnelles qui obéissaient à une autre philosophie. Dès lors, la médecine scientifique est devenue la médecine légale, approuvée par l'Etat, remboursée par une Sécurité Sociale. Les Etats ont mis au service du peuple et de l'humanité une médecine de pointe autorisant l'interdiction ou la censure plus ou moins efficace des médecines traditionnelles.

Ils ont fait des gens du peuple des personnes bien accompagnées médicalement mais aussi des personnes plus productives en entreprise. Ils sont aussi devenus des clients sur le long terme pour les laboratoires du médicament, nourrissant le système marchand. Ils ont aussi fait de nous des malades obéissant et sous contrôle puisque nous sommes pour la plupart désormais incapables de nous soigner autrement que par les traitements des laboratoires, même ceux dit alternatifs et naturels, car le savoir des anciens a été en grande partie oublié.

Comme pour l'école, la médecine scientifique a été imposée dans les foyers. Ainsi, En France, les enfants non-vaccinés non pas le droit d'entrer dans les collectivités et leurs parents sont qualifiés d'irresponsables voire de criminels par la population bien pensante. De même, la loi française affirme ceci: "toute personne est présumée avoir consenti au don de ses organes sauf si elle s'inscrit au registre national des refus. Le prélèvement est gratuit et anonyme. La mort du donneur doit être médicalement constatée par deux médecins. Un entretien avec les proches est organisé par l'équipe médicale. Le médecin qui procède à un prélèvement d'organes sur une personne décédée est tenu d'assurer la meilleure restauration possible du corps". Un Français n'est donc même plus propriétaire de ses organes et de son corps puisqu'il lui faut prévenir l'Etat pour refuser qu'on prélève ses organes à sa mort sans son consentement éclairé, consentement pourtant obligatoire d'après les lois internationales.

De la même manière, les médecines ne relevant pas de la médecine officielle ont souvent été attaquée. L'herboristerie a été interdite en France sous Vichy au profit des pharmacies de la médecine allopathique. L'opposition et le retour des médecines naturelles aujourd'hui est un vaste élan de résistance face à ces ingérences dans la santé. Il existe encore de nombreux moyens de domestication employé par Laputa que vous pourrez retrouver dans mon livre La Révolution du Coeur et que je ne peux présenter ici.

Laputa est donc un système kafkaïen et totalitaire né du Mitote. Il ne s'agit pas d'un gouvernement mondial mais d'un totalitarisme marchand au sens de Brient qui se sert de moyens plus ou moins violent pour domestiquer les êtres humains. Il ne s'agit pas d'une dictature par le haut puisque son existence s'explique par le fait que les êtres humains ont choisi de se soumettre à un système. Il est important d'avoir conscience de l'existence de ce système car le changement de paradigme et l'avènement de la paix dépendent de chacun d'entre nous.

1. Jean-François Brient, De la servitude moderne, Cali (Colombie), Les Temps bouleversés, 20096, éditions de l'Épervier, 2016.